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LE REVERS DE LA MÉDAILLE : L’INTERVIEW DE JADE LINDGAARD
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LE REVERS DE LA MÉDAILLE : L’INTERVIEW DE JADE LINDGAARD

Dans son article “Atlanta, 1996 : Le revers de la médaille”, disponible dans le dernier numéro du 33 Carats Magazine, Sonia Abassi observe les Jeux Olympiques d’Atlanta et de Paris par le prisme de la culture pop’ (bien sûr), du rap (bien sûr²), mais aussi de la politique et de l’économie . Pour enrichir son papier, notre chroniqueuse s’est entourée de plusieurs spécialistes venus de l’Hexagone comme de l’autre côté de l’Atlantique.

Qu’il soit journaliste, beatmaker, animateur radio, danseur ou même carrément chorégraphe, chaque intervenant s’est prêté au jeu de l’interview pour apporter son expertise. Parmi eux, Jade Lindgaard, journaliste pour Mediapart et auteure du très réussi “Paris 2024: une ville face à la violence olympique”, paru aux Éditions Divergences.

Jade Lindgaard - Livre - Sonia Abassi - 33 Carats

Bonjour Jade, pouvez-vous nous parler un peu de votre livre, “Paris 2024, une ville face à la violence olympique”, des sujets que vous y abordez, mais aussi de ce qui vous a poussé à l’écrire ?

Pour vous le décrire rapidement, c’est à la fois un livre d’enquête et un essai personnel sur les conséquences sociales et urbaines des Jeux Olympiques de 2024 en Seine-Saint-Denis. Ma réflexion de base se portait sur la promesse des JO de Paris, qui était celle de retombées positives pour ce département depuis longtemps délaissé des politiques et victime de discrimination jusque dans ses aménagements. Le 93 devait enfin profiter de la création de nouveaux quartiers d’habitation, d’équipements sportifs flambants neufs et d’aménagements en tous genres comme l’enfouissement de nombreuses lignes à haute tension… 

En gros, il était question de permettre aux travaux et infrastructures liés aux Jeux Olympiques de bénéficier aux habitants de la Seine-Saint-Denis sur le long terme ?

Voilà, l’argent investi dans l’organisation et la production des Jeux 2024 devait en partie bénéficier au département à travers la création d’aménagements lui profitant durablement, tout cela afin d’en garantir son développement. C’est la promesse des organisateurs qui se trouve dans le dossier de candidature de Paris pour les Jeux Olympiques 2024, en tout cas!

D’après vous, cette promesse a-t-elle finalement été tenue ?

Pour apporter la réponse à cette question, je suis allée observer ce qu’il se passait sur le terrain. Et ce qui est ressorti de mon enquête c’est qu’effectivement, beaucoup d’argent a été dépensé dans le but d’aménager très, très, rapidement les zones concernées du département. Cependant, cela n’a pas été fait en fonction des demandes et besoins des habitants. Les travaux ont été pensés d’après les exigences du cahier des charges olympique.

Concrètement, quelles sont les conséquences pour la Seine-Saint-Denis ?

Prenons par exemple les deux promesses phares qui ont été faites à ses habitants et qui concernent la construction d’un immeuble olympique et d’un village des médias : ces deux aménagements d’envergure étaient voués à devenir, à la fin des JO, des quartiers d’habitations. Le message était clair : “ Nous n’investissons pas seulement pour quelques semaines, mais pour les décennies à venir”, ce qui, en théorie, peut sembler parfaitement vertueux.

Mais en réalité ?

Eh bien, en réalité, ce procédé provoque un aménagement extrêmement brutal et difficile à subir pour le 93. Tout a été fait rapidement, trop rapidement, et sans prendre en compte les nécessités et attentes du département et de ses habitants. Ce qui a donné lieu à la création de nombreuses violences sociales : des expulsions ont été mises en place et des quartiers financièrement inaccessibles ont été construits. Tout ça en soumettant le département au modèle économique de grands investisseurs et de propriétaires immobiliers qui sont les premières sources de financement de ces aménagements. Rapidement, les valeurs du foncier ont été mises au service du capitalisme urbain.

Justement, pouvons-nous nous attarder un instant sur le terme de “capitalisme urbain”, que vous utilisez dans votre livre?

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il y a des conditions imposées par le CIO, lorsque l’on veut devenir une ville hôte. Parmi ces exigences, la construction obligatoire d’un village olympique. Depuis plusieurs décennies, l’idée générale des villes sélectionnées, c’est de penser ces aménagements dans des endroits défavorisés, car c’est pour elles l’occasion de rénover un quartier pauvre, délabré et jugé “violent”. Ce qui a bien sûr pour conséquence de revaloriser son économie, ses infrastructures et sa population.  

Jade Lindgaard - Livre - Sonia Abassi - 33 Carats

Sur le papier, tout ça parait parfait ! Et factuellement ?

Le plus important est de savoir observer la manière dont cet aménagement soudain est pensé, puis mis en place. A ce sujet, l’ONG Suisse COHRE a sorti un rapport très intéressant et détaillé sur les déplacements de populations à l’occasion de la tenue de méga événements, notamment des Jeux Olympiques. Ce que démontre cette étude de terrain, c’est qu’à chaque fois, ces aménagements se traduisent par des expulsions massives de personnes précaires et vulnérables. Comme à Barcelone, en 1992, où des campements roms ont été détruits et à Rio en 2016, où des favelas entières ont été rasées… Les Jeux Olympiques de Beijing ont été les plus brutaux avec jusqu’à 1 million de personnes déplacées. En cherchant un peu, on retrouve ce procédé appliqué par les villes hôtes des Jeux Olympiques partout dans le monde.

Même à Atlanta, lors de l’organisation des Jeux Olympiques de 1996 ?

À Atlanta aussi, en 1996, l’aménagement olympique de la ville s’est traduit par la destruction de logements et le déplacement de population. Et comme Atlanta est à ce moment-là encore ségréguée de manière raciale, c’est-à-dire qu’elle comporte une population majoritairement noire, les effets urbains des Jeux Olympiques d’Atlanta sont reconnus en sociologie urbaine comme un des exemples les plus spectaculaires de ce que l’on appelle l’éviction raciale. 

Et aussi un exemple des violences sociales dont vous parlez dans votre livre ?

Des violences, il y en a eu ! Rappelons qu’à l’occasion du déplacement forcé d’une partie de la population la plus vulnérable de la ville, des manifestations ont éclaté. Brutalités policières et arrestations arbitraires, notamment dans le quartier emblématique de Techwood, ont rapidement et violemment réprimé l’opposition grandissante à ces projets d’aménagement. Le traitement carcéral des militants de la ville d’Atlanta, lors de la préparation des Jeux Olympiques de 1996, est d’ailleurs devenu un cas d’étude à l’international, depuis. 

Le traitement carcéral des militants de la ville d’Atlanta, lors de la préparation des Jeux Olympiques de 1996, est devenu un cas d’étude à l’international, depuis. 

Jade Lindgaard
Jade Lindgaard - Livre - Sonia Abassi - 33 Carats

Ce qu’on observe dans ce cas de figure et dans bien d’autres, c’est la création d’inégalités financières et sociales par le biais de l’organisation des Jeux Olympiques, donc ?

La question de l’inégalité nous renvoie à l’exemple actuel du village olympique en construction dans le 93. Comme je l’ai précisé plus tôt, il a pour vocation de devenir par la suite un quartier d’habitation pour 6000 personnes, ce qui représente à peu près 2800 logements. Maintenant, et c’est là que ça devient intéressant, lorsque l’on s’attarde sur la part de logements sociaux du quartier, on observe qu’il est de 30%, donc environ 505 foyers. Parmi eux, 113 sont destinés aux personnes en très grande précarité et 150 sont voués à devenir des HLM. 

Seulement ?!

D’un côté, on pourrait se dire que c’est déjà ça, sauf que c’est très peu par rapport à la somme colossale investie, qui s’élève à 2 milliards d’euros et qui est en partie dûe au financement du privé. Très vite, on en vient à se demander qui sont ceux qui investissent, dans quel but et surtout pour qui ? Énormément d’argent a été investi dans la rénovation de ce quartier, mais il est clair que la population la plus à même majoritairement d’en profiter est de classe moyenne ou de classe moyenne supérieure…

Et que deviennent les habitants actuels de ces logements, dans tout ça ?

Eh bien, une partie de ces logements du village olympique sera mise en vente sur le marché immobilier… D’ailleurs, certains ont déjà été mis en vente sur le marché de l’immobilier, notamment les logements Vinci, un des investisseurs privés. Les prix observés étaient en moyenne 30% au-dessus des prix du marché de l’immobilier en Seine-Saint-Denis. La même gamme de prix a été observée de la part d’autres investisseurs privés. Le quartier d’habitation prévu et ses loyers ou prix de vente ne s’adressent donc pas à la population qui y habite en ce moment. Il s’adresse plutôt à une population aux moyens plus élevés souhaitant s’excentrer du cœur de Paris pour des raisons personnelles ou financières. 

Le quartier d’habitation prévu en Seine-Saint-Denis et ses loyers ou prix de
vente ne s’adressent donc pas à la population qui y habite en ce moment.
Il s’adresse plutôt à une population aux moyens plus élevés.

Jade Lindgaard

Qu’en disent les élus du département, ont-il exprimé des doutes vis-à-vis des méthodes employées par les investisseurs issus du privé ?

Le problème est que ce processus utilisé par les investisseurs privés est complètement assumé par les élus locaux… Je pense notamment au socialiste Stéphane Troussel, le Président du Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis, qui avance l’argument que le 93 n’est pas voué à rester un ghetto et qu’il est tout à fait bénéfique de reconstruire et rénover pour l’économie du département. Tout cela en occultant les expulsions et autres injustices sociales…

Aurait-on à faire à un exemple concret de gentrification ?

On peut se questionner sans fin pour essayer de savoir s’il est question de gentrification ou de mixité sociale, je pense même que c’est un débat parfaitement légitime. En revanche, les faits sont importants et s’expriment d’eux-même : il y a eu beaucoup d’expulsions qui ont eu lieu en raison de la construction du village olympique et ça, ça a été complètement invisibilisé. 

Jade Lindgaard - Livre - Sonia Abassi - 33 Carats

C’est-à-dire?

Il faut d’abord préciser que le quartier utilisé pour le village olympique n’était majoritairement pas réservé aux habitations, à la base. C’était au départ une zone d’entrepôts et de sièges d’entreprises, mais aussi d’écoles, dont une d’ingénieurs mécaniques.

Donc il n’y avait pas de logements dans la zone utilisée pour la construction du village Olympique ?

Attention, il y en avait peu, mais il y en avait quand même. Par exemple une résidence étudiante qui a été détruite, pour être complètement reconstruite. Passons sur l’impact écologique de cette décision d’aménagement qui aura permis aux étudiants de la résidence d’être présentés comme les premiers habitants du village olympiques, et attardons-nous sur le bâtiment qui lui faisait face, un foyer de jeunes travailleurs étrangers appartenant à un bailleur social.

Qu’est-il advenu de cet immeuble ?

C’était un foyer en piteux état qui accueillait jusqu’à 500 personnes, en majorité des hommes issus de l’immigration nord africaine et subsaharienne. Ce foyer a été démoli et ses occupants expulsés. Ils ont essayé de se battre, de manifester, mais la préfecture leur a vite fait comprendre que toute lutte était vaine. Ils ont finalement fini par être hébergés dans d’autres foyers pour une durée de deux ans, après, ils seront relogés définitivement, mais ailleurs. Parce que, et là se trouve le point le plus important, il n’y aura pas de foyer de travailleurs étrangers dans le village olympique ou même dans le quartier d’habitations prévus après les Jeux. C’est comme ça qu’on invisibilise l’expulsion définitive de plus de 500 personnes en situation de précarité et de vulnérabilité extrême.

Comment parvient-on à invisibiliser 500 personnes ?

C’est plus facile qu’on ne le croit, surtout quand les personnes en question sont invisibilisées au quotidien et donc vulnérables ! Le cas de la cité Marcel-Paul en Ile-Saint-Denis le prouve bien. Sa réputation était assez sinistre et ses immeubles délabrés, c’est ce qui avait poussé les habitants à exiger, bien avant les Jeux Olympiques, la mise en place d’un plan de rénovation urbaine qui avait été accepté, à force de revendications. Mais à l’annonce de la tenue des Jeux, tout s’est incroyablement accéléré. La cité faisait tâche, il était alors question de faire “tomber les tours” avant le grand événement. Une pression folle a été imposée aux habitants de la cité pour les forcer à accepter le plus vite possible des propositions de logements.

A quoi ressemblaient ces propositions?

La plupart des foyers que j’ai interrogés se sont vus proposer des logements qui ne correspondaient pas aux critères légaux ou même carrément en état d’insalubrité, ce que je documente dans mon livre. En tout et pour tout, en additionnant tous les concernés, des habitants du foyer de travailleurs étrangers aux locataires de la cité Marcel-Paul, on comptabilise 1500 personnes ayant perdu leur lieu de vie de façon définitive en lien direct ou indirect avec l’organisation Jeux Olympiques et du processus urbain nécessaire à leur mise en place. 

Personne n’en a entendu parler, pourtant…

Et ça, c’est la grande réussite du marketing olympique ! Habilement, ils sont parvenus à rendre cette dimension sociale flagrante complètement invisible aux regards extérieurs. Et en même temps, il est vrai que toute cette histoire est assez subtile à appréhender ! D’un côté, il est évident que ni le Comité International Olympique, ni Tony Estanguet et son Comité d’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 n’ont exigé l’expulsion de ces 1500 personnes. De l’autre, il s’est passé à Paris ce qu’il s’est passé à Atlanta en 1996 ou dans d’autres villes hôtes, avant elle : l’expulsion définitive de personnes vulnérables et précaires qui en subiront les conséquences sociales et économiques pour les décennies à venir.

Il s’est passé à Paris ce qu’il s’est passé à Atlanta en 1996 ou dans d’autres villes hôtes, avant elle : l’expulsion définitive de personnes vulnérables et précaires.

Jade Lindgaard

C’est vrai qu’on peut avoir l’impression que l’histoire a tendance à se répéter…

Attention, la situation n’est pas exactement la même : on est très loin d’avoir atteint l’ampleur du nombre d’expulsions d’Atlanta ou de Séoul, par exemple, et la plupart des personnes ont été relogées… Mais le processus est extrêmement similaire. Du côté de l’organisation des Jeux, on aime rappeler qu’il n’y a eu aucune “expropriation” liée à l’aménagement olympique, ce qui est vrai, en soi. Parce que personne, parmi les concernés, n’était propriétaire. Les habitants de Seine-Saint-Denis délogés n’avaient pas les moyens d’accéder à la propriété. Par contre, ils ont bel et bien été expulsés ou délogés définitivement de leurs logements dans un silence assourdissant.

Propos recueillis le 22 avril 2024.

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